Paléogéographie et paléotectonique du Jurassique des Préalpes médianes, sur la base de données nouvelles, stratigraphiques et micropaléontologiques (foraminifères).

Interprétation des milieux de dépôts et des relations géométriques entre les formations nouvellement définies.

 

En exergue: Corail fossile trouvé dans un sable calcaire bioclastique et oolithique de la Formation de Sommant, Jurassique moyen (-160 millions d'années), sous le sommet du Château d'Oche (Haute-Savoie).

 

 

Résumé

  La révision des unités lithologiques jurassiques des Préalpes médianes a conduit à l'introduction de six formations, définies en particulier à l'aide des microfaciès. Une certaine confusion régnait jusqu'alors dans la reconnaissance de ces unités, notamment sur la plate-forme briançonnaise, du fait de leur caractère discontinu, de la complexité des passages latéraux et verticaux et des convergences de faciès. La Formation de Sommant est par exemple composée d'un ensemble de corps sédimentaires imbriqués, dans un environnement carbonaté sub-récifal et oolithique. Localement, à Sommant, la formation développe une structure de type "mudmound" dont on retrouve des témoins jusqu'à la Dent d'Oche, dans un milieu déjà plus profond (plate-forme distale). Cette formation joue un rôle fondamental dans la compréhension de l'évolution paléogéographique ( figures ci-dessous). D'autre part l'étude des contacts lithologiques entre formations et la reconnaissance de discordances angulaires est à la base de l'interprétation paléotectonique.

 

Profil de corrélation stratigraphique de référence, au Jurassique, entre les formations, datées au moyen de microfossiles (foraminifères) valable pour les Préalpes des deux côtés de la vallée du Rhône. L'échelle verticale représente le temps géologique, divisé en étages.

 

 

  Profil de corrélation stratigraphique des formations jurassiques du massif de la Haute Pointe, plateau de Sommant, au-dessus de Mieussy (Haute-Savoie, France).

  Les relations tectoniques entre ce massif, situé à l'extrémité la plus occidentale du territoire chablaisien, et le reste des Préalpes médianes n'est pas clair. Les écailles de Sommant ont probablement subi une rotation, lors de leur mise en place.

  L'histoire sédimentaire et paléogéographique de cette région, sur 21 millions d'années, diffère aussi de celle du reste des Médianes (voir cartes ci-dessous). 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Profil de corrélation stratigraphique des formations jurassiques dans les Préalpes romandes et bernoises. Le temps géologique est indiqué selon l'axe vertical (étages)

 

 

 

  Deux coupes géologiques du Haut Simmental, dans lesquelles on a pu mettre en évidence une riche microfaune de foraminifères qui a permis des datations nouvelles et de faire progresser notablement les connaissances sur l'histoire géologique de toutes les Préalpes Médianes.

  (cf. la publication no 13, Furrer et Septfontaine). 

  En jaune: des chenaux sableux de marée, traversant la formation de Sommant (en rouge), composée de sable carbonaté à algues calcaires (oncolithes).

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

  Une biozonation à l'aide des foraminifères imperforés (figures ci-dessous) a apporté un cadre stratigraphique permettant de dater et de corréler les formations à travers les trois domaines paléogéographiques au Dogger, du Nord au Sud: les domaines à Cancellophycus, intermédiaire et à Mytilus. Quelques résultats sont à souligner:

*   Les "Couches à Mytilus " auct. marines ( Membre du Rubli et M. du col de Cordon) s'étendent du Bajocien sup. au Callovien. En particulier la biozone à Pfenderina salernitana et Conicopfenderina ( ex. "Lituonella") mesojurassica (dans le Membre du Rubli) passe latéralement, dans le domaine intermédiaire, à l'assemblage à Orbitammina, Alzonella et Archeosepta  daté du Bathonien. Le genre Praekurnubia, toujours présent dans la partie supérieure de la F. des Couches à Mytilus indique que ces couches n'atteignent probablement pas l'Oxfordien. Un diachronisme de ces couches existe dans le Dogger, soulignant les étapes d'une transgression sur la terre briançonnaise vers le SE et le SW. L'âge du Membre de Chavanette (conglomérat) n'est pas connu, mais s'étend probablement du Lias sup. au Callovien (Château d'Oche).

 

*   La Formation de Sommant est diachrone à l'échelle de la nappe, de l'Aalénien ("mudmound de Sommant) au Bathonien-Callovien ? (oolithes du Château d'Oche, Pte de St Laurent dans les Préalpes valaisannes (publ. no 36).

Section mince d'Archaeosepta platierensis Wernli (dans une oolithe), un foraminifère caractéristique de la Formation de Sommant et qui a permis de dater des couches (du Bathonien) qui étaient placées par erreur dans le Malm par les anciens auteurs. Nous avons également reconnu ce microrganisme fossile dans le Jurassique moyen du Sultanat d'Oman. Wernli l'avait décrit pour la première fois dans le Jura méridional (Ain). Grossissement: env. 200x.

                                                                                                                                                                                                                             

 

                                                                                                                                                                                           Tableau de corrélation stratigraphique entre les trois grands domaines paléogéographiques des Préalpes Médianes au Jurassique.

En rouge, la Formation de Sommant. Les flèches indiquent des déplacements de sédiments ( turbidites, tempestites, dépôts de marée etc.) d'un domaine vers un autre.

 Le Nord est à gauche.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Les principaux microfossiles jurassiques (grands foraminifères, lituolidés) utilisés pour les corrélations entre les différents domaines des Préalpes (plate-forme briançonnaise carbonatée et bassin sub-briançonnais, ou "rim bassin").

 

*   La barre calcaire du "Malm" des anciens auteurs dans le domaine briançonnais s.str. est en grande partie composée de carbonates néritiques (F. de Sommant au Sex de la Sarse, F. des Couches à Mytilus en Chablais oriental etc.) datés du Dogger sup. Une importante discontinuité ( lacunes, discordances angulaires, niveaux de condensation) sépare les unités du Dogger de celles du Malm. Les milieux de dépôt sont très différents de part et d'autre de cette limite ( néritiques en dessous; pélagiques au-dessus).

*   Le contact des calcaires du Malm sur ceux du Trias sup. dans la zone Château d'Oche- Corbeyrier, parfois interprété comme un chevauchement tectonique par les auteurs modernes, correspond en réalité à une lacune de sédimentation accompagnée d'érosions sur un bloc paléotectonique limité par des paléofailles SW-NE  apparues au Lias inférieur (" géanticlinal A2 de PETERHANS, 1926).

 L'évolution paléogéographique complexe des Médianes au Jurassique reflète l'instabilité de la marge continentale N-téthysienne en distension au Lias (phase de "rifting"), puis en transpression (inversion) au cours du Dogger, en particulier au Callovo-Oxfordien (cf. l'article no 36 pour une interprétation plus large).

* Au Lias et au Dogger inf. (figure ci-dessous), une plate forme à crinoïdes, isolée par la mer ouverte, s'installe sur et au Nord du seuil N-briançonnais (zone Château d'Oche-Corbeyrier) selon une direction SW-NE. Cette direction générale des bandes d'isofaciès ne variera plus pendant le reste du Jurassique. C'est grossièrement la direction des paléofailles normales (puis inverses au Dogger) qui découpent le seuil N-briançonnais en blocs paléotectoniques.

Carte paléogéographique, il y a env. -176 millions d'années.

 

* Au Dogger, ( figures ci-dessous), après une importante phase émersive ("révolution du Lias sup. de BOURBON et al., 1973) on observe l'installation progressive d'une plate-forme carbonatée composée d'un seuil (domaine intermédiaire à oolithes et rares coraux) localisé sur et à proximité de l'axe Château d'Oche-Corbeyrier, et d'un lagon ou mer intérieure de moyenne profondeur (domaine à Mytilus, caractérisé par des dépôts vaseux, ne subissant pas l'évolution cyclique "shallowing upward" classique des lagons ou chotts de type bahamien. Aucune diagenèse vadose (birdseyes, etc ) n'a jamais été observée dans ces couches qui ont été constamment immergées; il n'y avait pas d'estran, la côte au Sud - ou terre briançonnaise - de cette mer intérieure était de type "calanque"). La fin du Dogger est marquée par une importante émersion du seuil N-briançonnais (phase callovo-oxfordienne de soulèvement) accompagnée d'une forte érosion dans la zone Bise-Tours d'Aï. Des éléments triasiques et jurassiques alimentent le conglomérat de la Formation du Château d'Oche (assimilée actuellement à la base de la Formation des Couches à Mytilus).

Situation il y a env. -167 millions d'années.

 

Dans la figure ci-dessous, à noter la présence de chenaux de marées dans la région du Holzerhorn-Langel (Simmental). Au Sud, la mer transgresse sur la terre briançonnaise.

Situation il y a env. -165 millions d'années.

 

Figure ci-dessous: extension du détritisme gréseux, et début de la phase callovo-oxfordienne de soulèvement, reconnue dans tout le Briançonnais.

Situation il y a env. -160 millions d'années.

 

Situation il y a env. -155 millions d'années.

 

* Au Malm (dès l'Oxfordien moyen), une mer ouverte peu profonde transgresse progressivement sur l'ensemble du briançonnais préalpin. Sur l'axe Château d'Oche-Tannay (Mt Gardy) on observe des dépôts oolithiques, néritiques ? Avec des calpionelles (datant le Tithonique) et une microfaune à caractère pélagique. Ce curieux faciès est encore à l'étude, il pourrait s'agir d'oolithes pélagiques ? Au Kimméridgien (?) un nouveau dispositif carbonaté "bahamien" s'installe avec une plate-forme coralligène dans le secteur méridional des romandes (Rigides).

D'après la répartition des faciès, l'évolution paléogéographique et l'interprétation des discontinuités entre les formations (discordances angulaires etc.) le Briançonnais préalpin apparaît composé d'au moins deux compartiments tectoniques principaux (B et C, fig. 36) séparés par des paléofailles normales d'orientation SW-NE. Ces compartiments sont soumis à des mouvements d'oscillations presque constants. Ce sont les mouvements alternatifs de bascule (vers le NW ou le SE) symétriques ou non de ces deux compartiments qui sont à l'origine d'événements localisés, transgressifs et régressifs sur la plate-forme. Les variations eustatiques (HALLAM, 1978) jouent aussi un rôle, notamment lors de la transgression des "Couches à Mytilus" auct. (et de la Formation de Sommant) sur le seuil N-briançonnais au Bajocien et lors de l'ennoiement généralisé de la plate-forme à l'Oxfordien. Un troisième élément paléotectonique dans le SW du Chablais (l'écaille de la Haute Pointe, bloc médian du compartiment A) a suivi une évolution particulière au Dogger, indépendante de celle qui a été reconnue dans les compartiments B et C. Il n'est par exemple pas influencé par la phase callovo-oxfordienne de soulèvement du reste des médianes. Au contraire, ce bloc s'enfonce à la fin du Dogger.

 

Une comparaison avec le Briançonnais des Hautes Alpes françaises montre qu'il existe de fortes analogies entre ces deux secteurs de la marge continentale N-téthysienne (style paléotectonique, âge des "Couches à Mytilus" auct., évolution paléogéographique et paléotectonique de la marge continentale depuis sa naissance au Lias jusqu'à sa disparition au cours du Jurassique sup.- Crétacé inf.) Quelques différences sont cependant à signaler: par exemple l'évolution paléotectonique complexe au Dogger du seuil N-briançonnais dans les Préalpes (individualisation d'un domaine intermédiaire, phase de surrection callovo-oxfordienne) qui ne paraît pas être aussi marquée dans les Hautes Alpes (bien que la coupe du Lac de l'Ascension, au Sud de Briançon, montre aussi une importante érosion liée à une surrection; comme dans la zone Bise-Tours d'Aï, le calcaire du Malm repose directement sur les calcaires siliceux du Lias inf. !). D'autre part, l'effondrement de la marge N-téthysienne à l'Oxfordien moyen est un événement de courte durée et de faible amplitude dans les Préalpes et une plate-forme carbonatée néritique succède à ce mouvement avorté. Il faut attendre le Crétacé pour qu'un faciès marin profond s'installe dans les Médianes. Par contre, dans les Hautes Alpes l'effondrement de la plate-forme est définitif et de grande amplitude (sédiments déposés sous la CCD, BOURBON et al. 1976) dès l'Oxfordien.

Remarque: la confirmation de ces résultats et une étude de détail d'un nouveau profil palinspastique des Préalpes sont présentés ultérieurement par SEPTFONTAINE, 1995. (publication no 36

  

Le massif du Rubli, avec une belle section naturelle dans la Formation des Couches à Mytilus du Jurassique moyen (moitié inférieure de la falaise) surmontée par les calcaires massifs du Jurassique sup., au-dessus d'une discontinuité majeure érosive.

  

 

 

 

  Ces galets calcaires bien arrondis ont été roulés au fond d'un torrent jurassique, il y a 155 millions d'années, lors de l'émersion de la marge N-briançonnaise.À cette époque, le bassin de sédimentation des Préalpes Médianes se situait en face de la Provence actuelle, en avant de la Corse.

  Galets de la F. de Sommant provenant d'un couloir du flanc Est du Château d'Oche (Haute-Savoie)

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Le Sex de la Sarse au-dessus de Corbeyrier. Les 2/3 de la paroi sont formés par les calcaires bioclastiques et oncolithiques de la Formation de Sommant    (Jurassique moyen). Après la discontinuité, au niveau du tunnel, le reste de la falaise est constitué par les calcaires pélagiques du Jurassique supérieur. Ce massif correspond, dans la paléogéographie du Jurassique moyen, à la bordure N-briançonnaise ou marge externe de la plate-forme carbonatée.